About

Anna Fayard : chorégraphe, interprète - Gaëlle Guéranger : interprète

Théâtre Saragosse, décembre 2004

Résidence de création

Création vendredi 11 mars 2005 au Théâtre Saragosse

Douée d’une intelligence transparente de la perception, Gaëlle Guéranger, l’interprète, démontre une fois encore que la danse développe une écoute inédite pour que l’espace laisse vivre le temps. Ce temps, construit pas à pas et dans le détail des petits signes par Anna Fayard, donne la dimension de ce qui se trame autour du corps, au sujet du corps, aux environs du corps.

Lorsque l’espace suggère de chercher, d’hésiter ou de vibrer imperceptiblement, il faut revenir à la source du geste, à la façon des petites portes qui s’entrouvrent et recueillent un souffle inouï que la danse transforme en onde, presque immatérielle.

« About » est ainsi le prolongement logique de l’itinéraire d’Anna Fayard. Elle a commencé ce parcours depuis quelques années et poursuit son chemin chorégraphique avec détermination, jusqu’au bout. Au bout, c’est le cœur d’une recherche qui lui est propre ; une volonté opiniâtre de relier le corps en un endroit de la connaissance humaine que seule la danse peut explorer. C’est quoi un homme, c’est quoi une femme ? C’est quoi les corps selon la danse ? De quelle pâte sont-ils faits pour investir des lieux qui échappent aux mots et au langage commun ? Et si l’on détourne les situations connues, vers quoi le mouvement nous mène-t-il ?

Dans ce questionnement, Marguerite Duras apparaît en filigrane : « Vous croyez savoir vous ne savez quoi, vous n’arrivez pas au bout de ce savoir-là, vous croyez être à l’image du malheur du monde à vous seul, à l’image d’un destin privilégié. » [1] Mais « l’à-côté » du corps durassien s’appuie aussi sur d’autres sources : la voix sensuelle à remuer le ciel et l’enfer de Patty Smith et la musique de Bach, dans l’instrumentation si particulière dont Pablo Casals est l’interprète légendaire.

En traversant ces flux délicats parmi les corps, Anna Fayard ouvre des passages, suggérant que la danse ne peut être humblement entendue que dans le mouvement, pris sur le vif de l’histoire humaine ; geste sculpté dans le corps qui l’a généré. L’amour, le questionnement, l’attente, l’oubli et le recommencement sont des questions récurrentes, car il faut à tout moment réinventer le chemin.

Alors le geste doit être habité dans un espace beaucoup plus vaste, autour du corps mais toujours au sujet du corps. Ainsi le visage cherche l’air dans la hauteur. Il en recueille les vibrations. Ici, les perceptions et les fonctions corporelles sont déplacées. Il faut chercher ailleurs. De la même façon, le regard a besoin des bras pour se mettre en place. Mais finalement, c’est l’ouverture de la main qui opère le changement de direction de la tête. Inattendu détournement du sens, lorsque les axes du corps sont placés au juste endroit, en harmonie avec l’espace. Alors, un « Je t’aime » peut être articulé en silence, sans dégrader l’amour ni tuer le geste, car c’est de lui que vient le sourire.

L’espace est donc un temps partageable. La danseuse y flotte dans des traversées silencieuses au-dessus du sol.

Posé patiemment par Anna Fayard, l’espace s’écrit par tissage d’états successifs. La nappe apparue il y a un instant s’efface aussitôt pour en générer une autre. Le corps se structure autour d’une symbolique du geste et se recrée indéfiniment dans d’autres mouvements. Il devient, ainsi, opérant : « Le corps se construit lui-même dans l’éphémère du geste à travers un jeu de signes. » [2]

La déclinaison des petits événements, presque invisibles, change, en effet, la nature du corps. D’un état à l’autre, le mouvement est généré dans le fil continu du temps, au creux d’un drapé : la main épouse littéralement le vide au-dessus de la tête, comme une onction. Les doigts cherchent le regard, se crispent sur le front dans un moment de perdition, comme s’il fallait retrouver la mémoire enfouie. La main se fige sur la poitrine pour saisir l’intensité du cœur.

En suspension, pied et main se rejoignent, emportés au-dessus de l’air, emmenant le corps dans un vertige en arrière, là où les yeux ne peuvent plus regarder. La pointe du pied et les doigt posés au-dessus du sol tracent un signe d’écriture dans lequel le corps trouve à se refaire, rétablit ses appuis et clarifie sa raison d’être.

Cet agencement est propre à la danse. La combinatoire en est complexe. Elle nécessite à tout instant un état de présence soutenue et une conscience aiguë de ce qui est acceptable et transmissible pour que l’espace soit un prolongement naturel du corps. La clarté de chaque geste ouvre à la multiplicité des mouvements singuliers et, par extrapolation, accueille tous les corps en un lieu générateur de sens universel. Dans ce réceptacle attentif, une larme intemporelle, figée dans le temps, vient se poser entre les doigts, sur la troublante aria de Bach. Et dans un mouvement inverse, c’est l’espace qui se recentre, cette fois-ci sur le corps.

Ce centre qu’on n’ose jamais investir peut être exploré, les yeux fermés, jusque dans les plus petits plis. Les perceptions, les expressions et la construction du geste libèrent une parole muette. C’est, en effet, au centre que se trouve le silence de la mémoire en veille. Mais quand la mémoire du temps est perdue, c’est par le geste que vient la réminiscence.

Michel Vincenot - 25 décembre 2004
ESPACES PLURIELS
SCÈNE CONVENTIONNÉE
D'INTÉRÊT NATIONAL
ART ET CRÉATION DANSE