Celle qui...
Chorégraphie Daniel DOBBELS
Texte Rémi Checchetto. Musique Léo Ferré
Interprétation Anna FAYARD
Midi moins le quart (Création)
Chorégraphie Anna FAYARD assistée de Gaëlle GUÉRANGER
Musique Purcell
Interprétation Anna FAYARD
La Commanderie, 27 et 28 mars 2004 11e festival Plurielles
L’histoire façonne les corps en transhumance. Ils portent dans leur bagage les sources de la danse, celle qui a été transmise par la rencontre venue de l’autre, Daniel Dobbels, et celle qui surgit en répons aux événements intimes qui sont le temps de chacun, traversé par la danse d’Anna Fayard. Le lieu originel de la danse est donc en cet endroit précis où le geste surgit, juste avant l’heure pour qu’il ne soit jamais trop tard. Il est « Midi moins le quart », en effet, à la Commanderie. Ce lieu des pèlerins de passage où l’homme se révèle à la croisée des chemins, entre l’inconnu et l’éveil de l’amour. Ce lieu dont Daniel Dobbels disait qu’il s’y produit sans cesse des événements.
Des rencontres incertaines, des trajectoires possibles où le corps se mesure à son temps dans la juste dimension de la dignité de l’homme : la verticalité. Les bras le long du corps, il franchit un seuil, un de plus. Puis, bras croisés, il se rend disponible à l’intensité du moment devant l’événement qui advient.
Entre ces deux états, le corps accueille les tensions ou les silences « entre retenue et nécessité », dit un spectateur. Ce sont ces mêmes bras, tirés par les coudes qui mettront plus tard le corps en mouvement pour en ouvrir tout l’espace et s’en habiter. À « Midi moins le quart », la réminiscence d’une filiation venue d’ailleurs prolonge ce souffle continu. Car devant l’inconnu, rien n’est jamais acquis. C’est donc la danse, cette liberté fondamentale du corps, qui peut réveiller les peurs organiques, les attentes fébriles, et transporter le geste en des endroits du sens que seul le vide peut recueillir... le silence, la lumière. Vide d’un espace redessiné, touché par le regard circulaire pour en mesurer les limites, et l’étendre ensuite à une multitude de petits endroits, presque miniatures que sont les corps des autres. Le creuset où chaque spectateur devenu partenaire accueille les temps inaliénables de l’humain, transmis mystérieusement à des corps étrangers, à des hommes et à des femmes.
L’espace serait donc relié au geste qui fait bouger le temps, mais il serait aussi le creux dans lequel se féconde le mouvement. Par-delà la signature de la danse d’Anna Fayard, la danse mène la conscience au-delà du temps qu’elle précède et le projette dans un espace qui construit le temps des autres. Elle transporte avec elle les petits signes des doigts posés sur les lèvres, et, au sol, tête ramassée sur les genoux, les pieds se croisent, rassemblant un flux paradoxal qui traverse les lignes vitales du corps. Les mains emportent le mouvement de la jambe dans le ciel de Rémi Chechetto. « Les nuages ne se portent pas [...] Dans ce lieu d’ici, seuls les nuages sont encore en mouvement. »
Le texte, suspendu à je ne sais quelle mystérieuse étoile, impose la nécessaire traversée des mots érotiques qui rebondissent, se répètent, se délitent, sans doute à l’infini, pour déplacer le sexe vers un sens que les mots ne peuvent plus contenir. Le corps les reçoit en pleine figure et fait résonner le geste premier dans la danse qui le porte : « Que ma bouche se taise... que ma bouche se taise... » L’exhortation amène jusqu’au cisaillement du coude, des doigts crochetés et des saccades du mouvement, d’une pulsion qui finit par se taire dans des doigts qui se cherchent. L’aveugle refait par le toucher la vision qui lui manque. Les yeux fermés, « Petite, je t’apprendrai le verbe aimer [...] dans les mains de velours ».
Bienvenu Léo Ferré qui vient camper dans le territoire de la danse, et qui enroule dans les mains d’Anna Fayard l’orage tombé du ciel, déplaçant ainsi le désir en une vibration de l’air. Et c’est par nécessité vitale que les petits gestes des doigts cherchent, très loin devant le corps, l’imperceptible mouvement qui relie l’avant et l’après, comme si les doigts avaient le pouvoir de mettre le corps en mouvement. Le temps de « Celle qui... » et le temps d’Anna Fayard qui laisse venir de ses viscères deux petits doigts tendus dans une lente ascension, une trace qui s’imprime dans le ciel au-dessus de la tête. À la façon des veilleurs de la mer. Le souffle expulsé, Il est « Midi moins le quart ». Le corps se désarticule, s’effondre. Il est remis debout, poussé en avant par le cœur qui bat dans le dos, à l’extérieur du corps comme une force invisible qui le pousse vers le vide frontal, bassin en avant, pieds tendus vers le sol.
Ainsi la danse déplace l’organique, comme Chechetto déplace les mots, quand elle a décidé de ne jamais correspondre à ce que disent les mots. Ainsi, la main posée sur la nudité du ventre dit à la fois l’énigme de la sexualité, ses plaisirs désirés et la douleur tragique du ventre de la femme. Les doigts frappés dans le dos détournent leur itinéraire et heurtent cette fois-ci le sol, sur le dos de la main. Entre le corps intime et le corps déchiré, la main laisse vacants des espaces à peine retenus par le souffle, et reconstruit le corps des autres.
Entre plusieurs états de vie, la danse d’Anna Fayard se pose dans l’abîme avec la rectitude du gisant. Genou ouvert, main à plat vers le haut, c’est le sursaut de la respiration qui met le corps en élévation. Entre les pulsions de mort et la nécessité, entre la retenue du geste et le désir d’espace, la main vient flotter au dessus du ciel, à la recherche d’une énergie devenue spirituelle.
Le temps devient donc la conscience des étapes, nécessaires pour franchir un autre seuil. Celui de dé l’élévation, corps plié en deux, pieds et mains au sol. Avant de le quitter, Il faudra d’abord retrouver la sensation qui nous relie à lui, palper la terre avec sensualité et laisser aller cette infime impulsion qui aspire les mains vers le haut, presque malgré soi. Le mouvement vient de changer d’endroit et de nature. Nourri par cette traversée, l’homme renoue avec la verticalité qu’Anna Fayard avait introduite au début. Ce nouveau temps est transmis par une autre filiation. L’homme vient de l’apprivoiser. Il est « midi moins le quart » à la Commanderie.