Improvisation : Latifa Laâbissi
Lecture : Yves-Noël Genod,
sur un cours de Gilles Deleuze
« Donc écoutez-moi bien si vous m’entendez... » Par la voix de Yves-Noël Genod, Gilles Deleuze interpelle sur les concepts de Leibniz, pendant que la danseuse Latifa Laâbissi imprime à son corps les conditions d’une écoute « qui déborde la conscience réfléchie ». La rigueur de l’improvisation conjuguée aux cheminements de la pensée d’un cours de philosophie.
Pas si abstrait que cela d’ailleurs quand le corps a décidé de s’immiscer dans le développement des concepts. Car, ce qui importe d’abord, ce n’est pas l¹assimilation totale des idées énoncées, mais la porte qu’on laisse ouverte au cheminement de la pensée, comme le parchemin que l’on déroule sans savoir exactement où il nous mènera.
Dès lors l’angle d’écoute change au fur et à mesure que l’œil perçoit en un seul regard les mouvances de l’espace. Une pensée dans l’espace qui bouge et qui change au gré du raisonnement. Cette étonnante interaction n’est pas suggérée par la danse, elle est portée par elle en d’autres territoires. Ce que le concept hésitant ne peut mener plus loin, le corps le prend à son compte en donnant chair à l’indicible. Cela remet les idées en place et redonne au corps la place qui lui revient. Le mouvement qu’il génère n’est pas un commentaire de texte mais un déterminant de la pensée. « L’obscurité ne vient pas du corps », commente Deleuze. Le corps déroule à chaque étage des petites portions de clarté, des événements de la pensée.
Le premier étage du cours de Deleuze cherche un écho à l’étage du haut de la Commanderie. La danse rejoint l’attente, l’intériorité et les tensions du corps. Pendant que la danseuse fabrique son équilibre, l’esprit cherche l’harmonie dans une substance incarnée : l’individualité ou « la monade » de Leibniz. Puis, d’individualités en individualités, un ensemble de monades perçoivent les événements jusqu’à l’état de conscience. Jusqu’à prendre conscience que « je ne suis pas seul au monde. »
J’ai donc un corps. C’est l’événement qui l’exige. « Le monde est une virtualité qui s’actualise dans chaque monade. Encore faut-il qu’il ait des genoux qui plient. » Encore faut-il qu’il ait des bras qui explorent l’espace et l’air invisible, encore faut-il qu’il ait des doigts qui touchent la matière, encore faut-il qu’il ait un poids qui le précipite à la chute ; encore faut-il... encore faut-il la conscience d’être traversé par une transparence où les altérités s’entrecroisent. Il faut donc qu’il participe à cette « infinité de parties actuelles, infiniment petites actuellement ». Que le corps soit donc entraîné (j’ai envie de dire mentalement) à l’espace qu’il occupe par sa présence, quasiment impliqué dans l’autre quand il est là, et dans la trace qu’il laisse derrière lui par son absence quand il disparaît momentanément. Le deuxième étage de Deleuze est sans doute plus complexe que le premier. Il suppose d’avoir la conscience de l’enfouissement dans l’univers des autres et de crier sa propre singularité quand il s’en sépare, comme par éjection de sauts et de sursauts au sol qui amorcent un cercle parfait.
« Quand les formes substantielles ne cessent de changer de forme », il devient délicat de parler à la fois du concept philosophique et de la danse qui le visite. Le corps peut à tout moment laisser un trou, c’est-à-dire un espace disponible, et c’est là sa force ; tandis que le raisonnement est contraint d’accepter l’hésitation comme partie intégrante du processus qu’il engage : « Je m’attendais à ce qu’il n’y ait pas de difficulté... on est toujours surpris » dit Deleuze. Le silence est au corps ce que l’hésitation est à la pensée.
Quand les bras se posent au sol et rassemblent l’espace autour du corps, ils ouvrent la respiration, temps et espace confondus, donc « l’harmonie des substances entre elles. » Un exigeant duo qui ne craint pas d’ouvrir la danse à ce qui est sans doute le plus difficile. L’âme et le corps ont été trop longtemps séparés...