Fidèle à sa vocation de détricoteuse d’images figées, la chorégraphe Gaëlle Bourges continue d’activer, avec une impertinence et une malice assumées, la pensée sur le corps et ses représentations, s’adressant cette fois aux plus jeunes. Le bain plonge dans l’histoire de l’art en s’appuyant sur deux tableaux du 16e siècle : Diane au bain, École de Fontainebleau, d’après François Clouet et Suzanne au bain, Le Tintoret. Gaëlle Bourges recourt comme toujours à son principe très efficace de discours en voix off, décrivant les deux tableaux de manière aussi ludique que pédagogique avant un final explosif, véritable défouloir gestuel offert en guise d’épilogue. Les deux fameuses scènes de bain sont reproduites à l’aide de tout un petit bric-à- brac — poupées, arrosoirs, peluches, plumes —, avec un plaisir évident de l’accessoire enfantin. Diane chasseresse qui, surprise par un chasseur, le transforme en cerf (épisode de l’histoire d’Actéon tiré des Métamorphoses d’Ovide) et Suzanne épiée par deux vieillards (histoire issue de l’Ancien Testament) : « les peintres sont des coquins », nous dit Gaëlle Bourges, qui trouvent dans la mythologie prétexte à représenter de jolies jeunes femmes nues. Sur fond de récits anciens et de digressions sur le rapport aux corps aujourd’hui, trois performeuses manipulent figurines et objets de toilette pour donner à voir ces tableaux, à entendre les récits qui s’y cachent et, chemin faisant, à tracer une petite histoire du bain.
Production association Os Coproduction Centre Chorégraphique National de Tours / Direction Thomas Lebrun (Résidence de création, artiste associée), Théâtre de la Ville – Paris, L’échangeur – CDCN Hauts-de-France, le Vivat scène conventionnée d’Armentières / En partenariat avec le musée des Beaux-Arts de Tours / Remerciements au Musée du Louvre-Lens où le tableau « Suzanne au bain » (collections du Louvre, Paris) est actuellement exposé / Avec le soutien de la DRAC Île-de- France au titre de l’aide à la compagnie conventionnée, et de la Ménagerie de Verre dans le cadre de StudioLab / Pièce créée les 23, 24, 25 et 26 janvier 2018 au Centre Chorégraphique National de Tours
Fidèle à sa vocation de détricoteuse d’images figées, la chorégraphe Gaëlle Bourges continue d’activer, avec une impertinence et une malice assumées, la pensée sur le corps et ses représentations, s’adressant cette fois aux plus jeunes. Le bain plonge dans l’histoire de l’art en s’appuyant sur deux tableaux du 16e siècle : Diane au bain, École de Fontainebleau, d’après François Clouet et Suzanne au bain, Le Tintoret. Gaëlle Bourges recourt comme toujours à son principe très efficace de discours en voix off, décrivant les deux tableaux de manière aussi ludique que pédagogique avant un final explosif, véritable défouloir gestuel offert en guise d’épilogue. Les deux fameuses scènes de bain sont reproduites à l’aide de tout un petit bric-à- brac — poupées, arrosoirs, peluches, plumes —, avec un plaisir évident de l’accessoire enfantin. Diane chasseresse qui, surprise par un chasseur, le transforme en cerf (épisode de l’histoire d’Actéon tiré des Métamorphoses d’Ovide) et Suzanne épiée par deux vieillards (histoire issue de l’Ancien Testament) : « les peintres sont des coquins », nous dit Gaëlle Bourges, qui trouvent dans la mythologie prétexte à représenter de jolies jeunes femmes nues. Sur fond de récits anciens et de digressions sur le rapport aux corps aujourd’hui, trois performeuses manipulent figurines et objets de toilette pour donner à voir ces tableaux, à entendre les récits qui s’y cachent et, chemin faisant, à tracer une petite histoire du bain.
Conception et récit Gaëlle Bourges / Avec des extraits d’« Actéon », in Les Métamorphoses d’Ovide, livre II I (traduit du latin par Marie Cosnay), Éditions de l’Ogre, 2017 / Avec Helen Heraud, Noémie Makota, Julie Vuoso / Chant Helen Heraud, Noémie Makota, Julie Vuoso / Lumière Abigail Fowler / Création musicale Stéphane Monteiro alias XtroniK / Guests Pour « A la claire fontaine » Guitare classique Alban Jurado, Transcription guitare Michel Assier Andrieu, Clarinette Arnaud de la Celle, Flûte traversière Anaïs Sadek / Pour le morceau « The Three Glance » Chant Gaëlle Bourges, Helen Heraud, Noémie Makota, Julie Vuoso, Piano Christian Vidal / Deux extraits de Maurice Ravel Daphnis et Chloé, (Berliner Philharmoniker, Pierre Boulez, ed. Deutsche Grammophon) & « Pièce en forme de Habanera », Maurice Ravel - Master Music for flute & piano, Laurel Zucker and Marc Shapiro / Répétition chant Olivia Denis / Création costumes Clémence Delille / Régie générale, régie lumière Guillaume Pons / Crédits photos Danielle Voirin
Gaëlle Bourges
Après des études de Lettres modernes puis d’Anglais, et de nombreuses années de danse classique, modern’ jazz, claquettes et danse contemporaine, Gaëlle Bourges crée plusieurs structures de travail (compagnie du K, Groupe Raoul Batz) pour signer ses premiers travaux. En 2005 elle co-fonde, avec deux amies rencontrées à l’université Paris 8, l’association Os, qui soutient toutes ses pièces depuis. Le triptyque Vider Vénus, composé de Je baise les yeux, La belle indifférence et Le verrou (figure de fantaisie attribuée à tort à Fragonard) prolonge un travail de dissection du regard sur l’histoire des représentations dans les beaux-arts déjà entamé avec le Groupe Raoul Batz, et largement nourri entre 2006 et 2009 par un emploi de stripteaseuse au sein d’un théâtre érotique. Suivent encore, entre autres, En découdre (un rêve grec), Un beau raté, 59, A mon seul désir (programmé au festival d’Avignon 2015), Lascaux, Front contre Front, et Conjurer la peur, créé en mars 2017 au festival Etrange Cargo de la Ménagerie de Verre (Paris).
Gaëlle Bourges a également suivi une formation en musique, commedia dell’arte, clown et art dramatique. Elle a fondé et animé plusieurs années une compagnie de comédie musicale pour et avec des enfants (le Théâtre du Snark) ; a travaillé en tant que régisseuse plateau ou encore comme chanteuse dans différentes formations.
Elle est diplômée de l’université Paris 8 – mention danse ; en « Education somatique par le mouvement » - Ecole de Body-Mind Centering ; et intervient sur des questions théoriques en danse de façon ponctuelle.
Scène : appel d’air pour le jeune public
Une semblable liberté traverse le Bain, commande réalisée pour le CCN de Tours (Indre-et-Loire) par Gaëlle Bourges, dont le travail souvent très littéraire, inspiré d’oeuvres picturales et habité par des corps nus, n’était a priori pas destiné à des enfants. Et bim, c’est justement de nudité qu’elle a choisi de parler, travaillant à partir de deux tableaux, Diane au bain d’après François Clouet, et Suzanne au bain, du Tintoret, eux-mêmes tirés de deux mythes bien connus : la métamorphose d’Actéon en cerf, après qu’il a par mégarde aperçu Diane nue, racontée par Ovide dans les Métamorphoses, et le procès de deux vieillards condamnés à mort pour avoir espionné Suzanne alors qu’elle se baignait (puis tenté de remettre la faute sur elle), tiré du livre de Daniel dans l’Ancien Testament. « Je me suis dit que c’était drôle d’être là où on m’attend, la nudité, mais de trouver le moyen de le faire avec des enfants, s’amuse la chorégraphe. Donc la solution a été de faire ça avec des poupées ! Même s’il y a quelques programmateurs que cela inquiète que des poupées soient nues… »
Trois poupées et trois performeuses rejouent donc ces récits de justice et de punition, qui prennent, au vu de l’actualité, une résonance particulière. Le Bain brasse ainsi, l’air de ne pas y toucher, une quantité de thématiques (esthétiques, éthiques, politiques) qui enrichissent les niveaux de lecture de n’importe quel spectateur. Que le Bain ait une forme de narration à plat, sans affect, sans excès de causalité, rend certains passages, notamment la mort d’Actéon, d’autant plus poignants. Le plateau est constellé de tout ce petit bric-à-brac - arrosoir, peluches, plumes - auquel on est en droit de s’attendre chez Gaëlle Bourges, un plaisir de la jolie babiole et de l’instrument très enfantin. Les connaisseurs de son travail reconnaîtront aussi son procédé de bande sonore de mots choisis, avec sa musicalité particulière qui fait toujours décoller. « Les enfants sont sensibles à la qualité de la langue, Andersen et Perrault sont d’ailleurs très littéraires, justifie-t-elle. Si la langue est trop pauvre, l’imagination est moins mise en branle. »
S’adresser au « jeune public » a-t-il donc changé sa manière de travailler ? « Pas vraiment, reconnaît-elle. Il y a un endroit de moi qui sait qu’il y aura des petits, et qui insiste particulièrement sur les animaux, sur ce qui intéresse sûrement les enfants et que les adultes ne voient pas. Mais je ne me dis pas que j’écris pour les enfants. » L’étiquette « jeune public », peut-être faut-il en passer par là pour mieux s’en affranchir.
Elisabeth Franck-Dumas, Libération, le 11 février 2018.
« Le bain » de Gaëlle Bourges
La première pièce conçue directement pour le jeune public, d’une chorégraphe qui, hors conventions, laisse à frissonner des questions de genre et de désirs.
Les peintres sont des coquins. Ceux de la Renaissance se ruèrent sur la mythologie pour y dénicher les scènes de bain. Il n’en manque pas. C’était autant d’occasions de représenter de jeunes et jolies femmes toutes nues. En le disant comme ça, on est peut-être un peu rapide en termes d’analyse esthétique. Mais on rejoint ce ton impertinent et malicieux, qui caractérise l’entreprise – comme la personne – de Gaëlle Bourges. Dans toutes ses pièces, cette chorégraphe en passe par une mise en jeu des discours de l’histoire de l’art. Il s’agit alors d’y déceler les implicites, et révéler les liens qu’entretient cette discipline avec la construction d’un ordre établi de la représentation, reproducteur des rapports de domination sociale, sexuelle, et culturelle.
Il y avait quelque chose d’excitant à se dire que Gaëlle Bourges concevrait une pièce directement adressée au jeune public (après avoir mené à bien une adaptation dans ce sens, d’une pièce précédente, Lascaux). Cette nouvelle pièce s’appelle Le bain. Nul besoin d’avoir reçu une solide formation en art. Nous avons tous, engrammés au fond de l’oeil, des images de nymphes et déesses, antiques de préférence, se prélassant auprès de vasques, marres ou baignoires. Nul besoin d’avoir effectué une psychanalyse. Nous ressentons, engrammé au fond de nos chairs, le moment du bain enfantin comme celui des premières transactions, même innocentes, avec la nudité, la sensualité, dans les jeux et jubilations du toucher.
Reste que Le bain (la pièce de Gaëlle Bourges ainsi intitulée) n’est ni un manuel d’histoire de l’art, ni un manuel de prime initiation érotique. Comment amener ce thème à l’échelle d’enfants de six à douze ans ? La chorégraphe y reconduit l’un de ses principes les mieux éprouvés : celui du discours en voix off, par lequel elle décrit les tableaux qu’elle évoque, selon des modalités aussi instructives que bourrées d’impertinence critique. A nouveau, cela fonctionne à merveille, par l’effet de distanciation qui se produit, entre l’action au plateau et le discours énoncé. Il s’y engouffre un appel imaginaire très stimulant. Les spectateurs enfants l’éprouvent aussi bien que les adultes. Ils aiment qu’on leur raconte une histoire. Ils adorent qu’on leur montre de l’action sur scène. Tout baigne.
De façon un peu incongrue, et tout à fait imprévue, le projet du Bain s’est trouvé percuté par l’impact de l’affaire Weinstein et autres #metoo. Ainsi les récits des mésaventures de Diane ou de Suzanne, surgies de l’antiquité pour être soumises à l’intrusion du regard masculin, sous les pinceaux de Clouet ou du Tintoret au XVIe siècle, fournissent-ils l’occasion d’échapper à la stricte injonction tryannique de l’actualité. Restait la question délicate de la présence effective des corps en scène. Là encore, Gaëlle Bourges recourt à une dissociation qui crée la distance, par laquelle l’imaginaire embraye. Toutes les scènes données en récit sont restituées à l’aide de poupées, telles qu’on les achète dans les magasins de jouets.
Tour à tour très habillées (un splendide vestiaire de création originale), en petite tenue, ou nues, accompagnées d’accessoires de bains, de bijoux, bien d’autres choses encore, avec un côté boîte magique et coffre à malices, ces baigneuses sont disposées en tableaux évolutifs. Tout cela parle simplement à l’imaginaire enfantin. Les manipulations – également des extensions et commentaires à travers corps – sont prises en charge par trois jeunes performeuses. Elles sont issues, entre autre, du formidable atelier chorégraphique qu’anime Isabelle Lamothe à l’Université de Poitiers, où Gaëlle Bourges fut invitée. Ces jeunes artistes échappent au modèle des formations homologuées en danse. C’est tonique.
Un beau déploiement est permis, entre les scènes miniatures, forcément un peu tenues, et des postures en pied symboliquement évocatrices des figures et péripéties les plus saillantes de l’action (quand par exemple le pauvre Actéon est transformé en cerf par Diane se vengeant). Une autre belle idée, dans Le bain, est de s’accompagner de la ritournelle de la chanson du Rossignol à la claire fontaine. C’est un fil clair, léger et apaisant. Telle qu’on l’aura vue encore près de sa création, cette pièce nous aura semblé pécher en deux points : d’une part le raccord sec, non aménagé, entre les deux récits (celui de Diane puis celui de Suzanne), qui s’y succèdent sans autre forme de transition. D’autre part un surjeu de la rareté du mouvement dansé, celui-ci strictement circonscrit au deux acmés en conclusion tragique de chacun des récits. Il semble en découler un contre-sens, puisque "naturellement" les enfants adorent adhérer à cet entrain soudain, mais un peu comme s’il s’agissait de compenser une frustration par ailleurs.
Ces deux réserves mentionnées, Le bain fonctionne comme un éveil des formes, riche et délicat, d’un onirisme défiant toute niaiserie. Le bain s’accorde à la sensibilité de son temps, s’adresse à des enfants non réputés idiots par a priori, cela passant aussi par des questions de genre ou de désirs, tout en évitant de le leur asséner à la façon de thèses militantes, closes et univoques. Les enfants s’y réjouissent, par-delà les pesanteurs culturelles de leurs milieux divers. Le bain permet de toucher, donc de dire.
Gérard Mayen, Dansercanalhistorique.com, février 2018.
Du rapport à l’histoire de l’art
Gaëlle Bourges ne cherche pas tant à inscrire son travail dans une époque que de donner à voir l’articulation des éléments qui la constituent : les agencements d’actes et de paroles, d’images et de mots, de choses et de discours - des composés qui ne sont ni éternels, ni absolus, mais qui sont pourtant souvent perçus comme « naturels » ou comme « naturellement » intégrés. Il s’agit donc, pièce après pièce, de mettre cette « naturalisation » à la question, en suivant la ligne ouverte par la pensée d’un Michel Foucault (une archéologie du savoir) passée au crible de la pensée féministe et post-féministe, mais aussi post- ou dé-coloniale.
Pour ce faire, la démarche de Gaëlle Bourges consiste principalement à glisser le long de l’art occidental en cueillant au passage sa fidèle compagne, l’histoire de l’art. Elle s’ingénie en effet à faire apparaître sur scène une oeuvre ancienne plus ou moins connue, issue de ce que l’on nomme encore souvent les « Beaux-Arts ». Elle travaille ainsi à décortiquer patiemment les enchevêtrements présents dans la représentation des corps qui la peuplent. Le corps baigne autant que la pensée dans les agencements voir/savoir, et avec peut-être encore plus d’opacité. Éclairer le rapport entre corps, regard et discours – une sorte d’opération de dissection - constitue sans doute le geste inaugural de sa recherche dans les années 2000.
Il s’agit en effet de distinguer toujours plus finement, dans chaque nouvelle pièce, les diverses durées et différents niveaux d’agencements, d’entassements - esthétiques, politiques, philosophiques, sociologiques, anthropologiques - qui constituent les oeuvres plastiques qui tapissent nos imaginaires.
Pour autant l’intention n’est pas de faire de l’histoire de l’art sur scène, mais plutôt une petite histoire des représentations à partir de l’art, en glissant dans la posture des corps anciens – en entrant dans l’image, mise immédiatement en relation avec un discours constitué de données objectives mêlées à des récits autobiographiques, des digressions et associations libres avec d’autres champs (sociologie, anthropologie, littérature, cinéma, etc.) – bref, en mettant en mouvement un appareil critique.
Toujours avec un même souci : traquer l’articulation entre représentation des corps et discours sur le corps constitutive d’une époque.
Pour former l’image ancienne choisie – une tapisserie des années 1500, un nu féminin du 19e, un chapiteau roman, une peinture pariétale préhistorique, etc. - corps et langue s’interpénètrent donc ; une langue plutôt qu’un texte, oui, car l’image sur le plateau émerge en même temps que le son d’une ou de plusieurs voix – qu’elles soient préenregistrées ou directement présentes. Et cette langue est à la fois singulière – elle a le style de celle ou celui qui écrit, puis qui lit à voix haute – mais elle est traversée, informée par beaucoup d’autres (historiens, historiens de l’art, philosophes, écrivains, etc.). Le travail de recherche sur l’oeuvre en amont est donc dense. Tout comme le travail d’écriture de la langue et celui des déplacements des corps, qui composent un rapport avec elle.
Car l’image est produite par l’entrelacement de ce que font les corps avec ce que la/les voix disent. Il n’y a pas de scénographie à proprement parler, encore moins un décor : les performeurs façonnent littéralement une disposition plastique (qui rappelle à la mémoire l’image ancienne) à partir de leurs corps, et d’objets assez pauvres – cartons trouvés, fleurs et jouets en plastique, tréteaux de théâtre en guise de lits, pendrillons de velours récupérés, etc. - tandis que la langue vient trouer, dévier ou vider l’image qui apparaît peu à peu.
Cette méthode de travail sera appliquée pour la pièce jeune public, en adaptant le rapport critique et le niveau de langue aux enfants.